Réparation vers l’avenir – Niveau National

Réparation vers l’avenir – Niveau National

Au: Parlement fédéral belge, Commission « Passé colonial »

Marcelline Nyiranduwamungu, RifDP asbl

19.09.2022

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Mesdames, Messieurs,
Bonjour.
Le Réseau international des Femmes pour la Démocratie et la Paix est reconnaissant envers la Commission « Passé colonial » pour avoir tenu à entendre et écouter ses recommandations en ce qui concerne la réparation vers l’avenir.
Lors de la consultation générale par le Groupe d’Experts, nous avions répondu aux questions posées en rapport avec les réparations. Pour nous, reconnaître le statut de victime de la colonisation aux peuples des trois pays est déjà un pas de géant dans la bonne direction. Nous estimons que les réparations doivent se faire pour les actes liés aux traitements dégradants, au pillage des ressources, à l’instrumentalisation des ethnies, surtout au Rwanda et au Burundi. Les bénéficiaires de ces réparations sont les états lésés et les associations de défense des victimes. Les réparations devraient être morales et matérielles, notamment la restitution du patrimoine culturel, des mesures de lutte contre le racisme, des actes symboliques (excuses, commémorations, statues…) et la garantie de non-répétition. Si l’Etat belge est le principal contributeur à l’aboutissement de ces mesures, les trois pays colonisés sont tout autant concernés ainsi que les associations de défense de droits de victimes.
Ces observations ont été formulées en concertation avec certaines associations congolaises qui ont travaillé avec nous et cette collaboration a fait surgir un point important : les trois pays colonisés ne sont pas sur le même pied d’égalité en termes de revendications. En effet, les dommages subis ne sont pas les mêmes, puisque le Rwanda et le Burundi étaient indirectement administrés et non colonisés au sens strict du mot. Le pouvoir indigène en place et l’administration belge ont fonctionné en parallèle. Les hutu et les tutsi n’ont pas la même constatation sur les avantages et les inconvénients de la colonisation. Il subsiste des ressentiments différents vis-à-vis de la colonisation, dépendamment des origines ethniques. Le présent travail reprend certaines des observations déjà émises en groupes de travail et est enrichi par les enseignements puisés dans le rapport du groupe d’experts et se limitera, faute de temps et sans prétendre être exhaustif, au volet socio-politique de la colonisation.

Les Hutus

La Belgique hérite de l’administration officielle du Ruanda-Urundi après la première guerre mondiale en 1919 mais elle le faisait déjà depuis 1916. Auparavant, ces deux territoires étaient des colonies allemandes. Le pouvoir à cette époque était exercé par un roi, d’ethnie tutsi, parce que selon la mythologie, le roi ne pouvait être que tutsi car, disait-on, ceux-ci naissaient avec une graine de sorgho dans la main. Et selon d’autres mythes, ils ne naissaient pas, ils descendaient du ciel. En plus de cette mythologie, l’Allemagne puis la Belgique administrent ce territoire en pleine période du Darwinisme. Par opportunisme ou poussés par la pensée en vogue du moment, certains européens ont exacerbé les différences existant entre hutu (cultivateurs), tutsi (éleveurs) et twa (cueilleurs). Ils étaient obnubilés devant « ces individus grands, fins, d’apparence non-nègre qui étaient les tutsi et trouvaient que le fait qu’ils soient à la tête de la féodalité était un signe de leur supériorité innée. Les hutu et les twa étaient considérés comme de simples négroïdes et descendants de singes »[1]. Dans la tête des tutsi s’est installée cette idée qu’ils le valaient bien et que personne d’autre ne pouvait savoir gouverner. Cette vision a renforcé leur sentiment de supériorité déjà existant avant la colonisation. Les hutu et les twas étaient soumis à des traitements dégradants (shiku, ikiboko)… auxquels les tutsi n’étaient pas soumis, surtout depuis les mentions d’appartenance ethnique sur les cartes d’identité imposées en 1931[2]. Sans oublier la réforme Mortehan qui a destitué les quelques rares chefs hutu, twa et tutsi modestes, tout en maintenant au pouvoir les familles aristocratiques tutsi[3]. Ainsi, les tutsi seront favorisés par ce système pendant des années, ils étaient les seuls à être admis dans les écoles d’administration, à occuper les postes clés dans l’administration territoriale, tandis que la colère et le ressentiment s’accumulaient chez les hutu et les twa. La vapeur a commencé à s’inverser le jour où les hutu ont commencé à étudier dans les séminaires – pas beaucoup appréciés à l’époque -, ils représentaient une sorte d’émasculation des garçons, vu l’importance donnée au sexe masculin à cette époque. L’éducation de la masse a donc eu comme conséquence le réveil des mentalités et a permis de mettre fin à la monarchie en 1959. Le principe du « Happy ending » fait que les hutus ne gardent pas une dent contre la Belgique, surtout que certains des sévices qu’ils subissaient étaient pensés par leurs frères, même si tout cela était béni par le pouvoir colonial.

Les Tutsis

Tous les tutsi n’étaient pas logés à la même enseigne. Ce paragraphe traitera des tutsi proches du pouvoir féodal en place. Ils étaient habitués à régner sans partage, l’arrivée d’un autre pouvoir ne pouvait pas être bien vu. Ils ont détesté et le pouvoir colonial et l’église, qui ont bouleversé tout le système préétabli : Kigali est choisi comme capitale au lieu de Nyanza, la perte de beaucoup de droits dont celui de vie et de mort sur les sujets du Roi, et celui de nommer et de destituer les chefs… D’autres changements majeurs incluent l’introduction de la monnaie fiduciaire, l’instauration de l’impôt des personnes physiques, l’implantation des corvées coloniales, la « fusion » du Rwanda et du Burundi devenant le territoire « Ruanda-Urundi », l’introduction des religions chrétiennes et la perte progressive de la religion traditionnelle, qui culmineront en la destitution du Roi Musinga en 1931 suite à des heurts avec l’autorité coloniale et l’église. Dans la tradition rwandaise, le Roi doit mourir et être enterré dans son pays, le fait que Musinga soit mort en exil fut un péché impardonnable reproché aux autorités coloniales. Malheureusement, le dernier Roi du Rwanda Kigeli V Ndahindurwa, fils de Musinga, est aussi mort en exil. Nous ne pouvons pas citer tous les accrocs entre le pouvoir du Mwami et les autorités coloniales et ecclésiastiques de façon exhaustive mais tout cela a culminé en la révolution sociale de 1959, qui est vue comme positive et nécessaire par les hutu et dévastatrice par les tutsi puisqu’ils perdent tout le

pouvoir. La monarchie est abolie, elle est remplacée par le régime républicain. Et le Rwanda connaît son premier lot de réfugiés politiques.

Maintenant que nous devons regarder vers l’avenir, comment réparer les erreurs commises par l’autorité coloniale ?

1. Mémoire vs Histoire

Le rapport des experts nous dit que « l’histoire est fondamentalement tournée vers l’intelligibilité du passé, la mémoire vers la question de l’identité présente ».

  1. 1 Mémoire

La tâche de la présente Commission est de « favoriser un travail de mémoire qui permette de rapprocher l’ensemble des protagonistes » des quatre pays concernés. Or, dans les 4 pays, il existe une mémoire officielle (comment chacun d’eux appréhende ce passé) et une mémoire vive (souvenirs vécus ou transmis). Nous avons remarqué que d’un côté ou de l’autre, la mémoire officielle n’est pas fidèle et la mémoire vive est très souvent trafiquée, tronquée selon les intérêts du moment du commémorateur. Ainsi, la mémoire officielle s’arroge le droit d’imposer sa version des faits et tend à influencer la mémoire vive, surtout quand les témoins directs ne sont plus en vie.

Nous observons ce conflit mémoriel au Rwanda. Les héros des uns (Jean-Paul Harroy, Mgr Perraudin, Bicamumpaka, Kayibanda, Mbonyumutwa, le Mwami…) sont les criminels pour les autres. Cela ressort même aujourd’hui dans les discours actuels dans les milieux proches du pouvoir à Kigali, que tous nos malheurs sont l’œuvre de la colonisation, la révolution sociale de 1959 n’aurait pas dû être soutenue par la Belgique, l’indépendance n’est plus fêtée… Dans les milieux « hutu », la responsabilité du pouvoir monarchique rwandais de l’époque est pointée du doigt. Toutes les erreurs de ce passé ne peuvent pas être mises sur le seul dos de la Belgique. Malgré les excuses de Guy Verhofstadt sur le passé récent, nous avons comme l’impression que rien n’est oublié, puisque ces excuses sont l’œuvre d’un seul acteur. Nous sommes donc en présence de plusieurs mémoires sur une même période.

Ce que nous recommandons à la Commission, c’est d’associer tous les acteurs des pays concernés afin de corriger certaines erreurs ou glissements volontaires des mémoires, afin de lever tout malentendu mémoriel. La non-clarification des événements ne pourra que saper tout travail qui va dans la bonne direction.

  1. 2 Histoire

L’histoire « est tournée vers l’intelligibilité du passé ». Nous ne pouvons pas changer le passé mais il peut éclairer notre avenir. Nous saluons le travail remarquable de mise à disposition des archives du passé colonial par le Musée de Tervuren pour donner et mettre à disposition du grand public les faits historiques. Malheureusement, le public lambda ne va pas chercher l’information jusque-là. Sa vision continue d’être polluée soit par la mémoire officielle, soit par la mémoire vive, souvent les deux à la fois. Afin que ce travail puisse servir les peuples des quatre pays, surtout dans la déconstruction de certains stéréotypes, nous recommandons à la Commission, épaulée par des experts issus des trois pays colonisés, d’identifier les travaux dignes d’intérêt et de les faire traduire dans les langues compréhensibles dans ces pays. Pour la RDC dont la population parle plusieurs langues, les plus usitées seraient privilégiées.

2. La réconciliation

La principale pierre d’achoppement induite par la colonisation pour les rwandais est l’existence de deux mondes qui paraissent de plus en plus inconciliables, dont le problème sous-jacent est l’exercice du pouvoir. L’indépendance, accordée après les heurts de 1959, n’a pas plu à tout le monde. Pour les uns, c’est un déchirement qu’il vaudrait mieux oublier, pour les autres ce fut une délivrance à célébrer. A ce stade, nous ne savons pas si la Belgique estime qu’elle a bien agi en accordant cette indépendance et en soutenant la révolution sociale de 1959. Nous estimons en tout cas qu’une occasion en or de concilier la classe dirigeante et la masse populaire a été ratée à cette époque. Le tir aurait pu être rectifié en 1990-1994, mais là aussi nous avons raté une occasion rêvée de cimenter cette réconciliation, qui seule permettra une paix durable dans ce pays. La Belgique, encore une fois, a soutenu un côté des protagonistes en ignorant l’autre. Nous estimons que le temps est révolu où un groupe prend le pouvoir en poussant un autre dehors. Le pays ne produira pas les réfugiés indéfiniment. Et la Belgique, en plus des pays limitrophes du Rwanda, est la première à être sollicitée dans l’accueil de ces réfugiés.

Le groupe d’experts nous dit qu’il faut garder à l’esprit que « la réconciliation ne peut pas s’imposer à l’autre ». Nous estimons que, plutôt que de l’imposer, la Belgique, à travers cette Commission, peut aider les parties en présence, en prenant le temps qu’il faut, à se mettre autour de la table, à parler du passé sans tabous ni faux-semblants et à calmer les esprits. Sinon son travail n’aura servi à rien. Soixante ans sont suffisants pour nous montrer qu’il faut repenser un autre modèle de vivre-ensemble, sans paternalisme et sans infantilisme. Sans précipitation, les partenaires peuvent d’abord essayer la vision minimaliste de la réconciliation, c’est-à-dire viser la « coexistence des divers groupes qui ne cherchent pas à s’apprécier ni collaborer de manière intensive mais à favoriser une forme de cohabitation pacifique en visant le respect »[4]. Cette vision tendrait vers la vision maximaliste qui vise l’harmonie entre des parties qui ne se considèrent plus comme adversaires, dépendamment de la volonté des parties.

Le problème hutu-tutsi s’exporte jusqu’en Belgique, qui a accueilli des réfugiés en 1959 et en 1994, et qui continue de les accueillir à ce jour. La cohabitation des deux groupes a déjà été difficile et périodiquement il y a des événements qui viennent réveiller les démons du passé, malgré les excuses des différentes autorités belges. Reste à voir si la Belgique attend une forme de pardon de ses partenaires.

3. Réparations : objectifs pour le Rwanda

Cette partie s’inspire du Rapport des experts cité plus haut et propose des solutions adaptées au Rwanda.

Reconnaissance d’une citoyenneté égale : les hutus et les twa ont été considérés comme des races inférieures par rapport à leurs frères tutsi. Des comportements dénigrants transparaissent d’ailleurs encore aujourd’hui surtout sur les réseaux sociaux (cas de Mme Josiane Mwiseneza, candidate hutu à Miss Rwanda en 2019, certains sobriquets collés à Mme Victoire Ingabire Umuhoza…).

Créer la confiance civique : restaurer des relations d’égalité et de respect à travers un dialogue hautement inclusif.

Expression de la solidarité sociale : aider à développer l’altruisme, de façon que les tutsi puissent compatir aux souffrances des hutu pendant la période coloniale et que les hutus en fassent autant pour la période 1959-1962 et 1990-1994.

Réparations transformatives : si la restitution des biens n’est pas possible (due à leur vétusté …), envisager un partage des gains des musées bruxellois avec les musées locaux, encourager les échanges d’objets d’expositions, restitution des objets qui peuvent encore l’être.

Dans l’optique de la prévention de non-répétition, nous souhaiterions que les stèles relatives à l’histoire lointaine ou récente du Rwanda soient sources d’apaisement entre les peuples. En effet, même en Belgique, cette dualité de deux mondes inconciliables est palpable. Pour exemple, les stèles érigées en mémoire du génocide sont interdites d’accès à une partie des commémorants, sur demande de l’autre partie. La Belgique doit aider à endiguer cette concurrence mémorielle.

Les autres réparations envisageables concernent les métis si ce n’est déjà fait (à travers leurs associations), les adoptions illégales ou floues, les abus sexuels envers les femmes (si des victimes sont identifiées), le paiement de pensions dues aux agents coloniaux et aux personnels ayant travaillé dans diverses entreprises belges…

Nous pensons que les réparations envers les états – si réparations matérielles il y avait – doivent se faire en concertation avec tous les intervenants et les experts en réparations. Pour nous, chiffrer le passé pour pouvoir le réparer est une tâche ardue.

4. Conclusion

Au-delà des indemnisations matérielles à chiffrer, nous considérons que le plus grand dommage subi par la société rwandaise en général est que, tel que repris dans le rapport des experts qui cite Mme Tendayi Achiume, « le colonialisme a ancré la race et l’identité raciale comme des instruments de classification sociale de base et fait de la première le critère fondamental de la répartition de la population mondiale en rangs, places et rôles dans la nouvelle structure de pouvoir de la société coloniale ».

Les rwandais ont raté deux grandes occasions de pouvoir redresser ce tort : en 1959 et en 1994. Le passé étant difficilement réparable de façon satisfaisante, nous demandons à la Commission, dans sa sagesse, de trouver les voies et moyens afin d’aider les rwandais à se réconcilier avec ce passé. Pour ce faire, il faudra beaucoup de bonne volonté des parties en présence.

Je vous remercie.

 

[1] Prunier, Gerard. The Rwanda Crisis: History of a Genocide. New York: Columbia University Press, 1995, cite par N. Bekken: Rwanda’s Hidden Divisions: From the Ethnicity of Habyarimana to the Politics of Kagame, Nicole Bekken, March 2011. Consulté le 2.09.2022.

[2] L’histoire contemporaine du Rwanda: une chronologie, consulté le 2.09.2022.

[3] https://archives.africamuseum.be/agents/people/742

[4] Voir Rapport des experts à la Commission spéciale « Passé colonial », p. 481