Remerciements de Pie Tshibanda pour le prix Victoire Ingabire

Remerciements de Pie Tshibanda pour le prix Victoire Ingabire

Remerciements de Pie Tshibanda pour le prix Victoire Ingabire

Je ne sais pas comment, en pareilles circonstances, on commence un discours. Souffrez donc que je dise tout simplement : Bonjour les amis. Amis parce que vous et moi, je l’espère, nous sommes sur un même chantier, en train d’essayer de bâtir un monde un peu plus fraternel, un monde dans lequel chaque monument aux morts est un mémorial de trop. Mémorial, mémoire ! Parmi les facultés dont la nature nous a doté, il y a la mémoire. Sans elle, l’homme serait incapable d’apprendre, il serait dans la situation de devoir tout recommencer, il n’aurait pas la possibilité de bénéficier ni de son expérience ni de celle des autres. Le mot culture, dans son sens de connaissances transmissibles n’existerait pas, l’homme serait un éternel enfant. Nous ne pourrions donc pas parler de progrès.

J’imagine que beaucoup parmi nous, nous avons un permis de conduire, Eh bien, lorsque nous conduisons une voiture, il nous arrive de temps en temps de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur. C’est pour avoir une bonne maîtrise de la route. Nous le savons tous, il n’y a pas que le rétroviseur de la voiture, l’homme a quelque part dans sa mémoire des souvenirs qui devrait lui permettre de réajuster la trajectoire de sa vie. Un proverbe dit : « Si tu ne sais pas où tu vas, saches au moins d’où tu viens ».

En ce samedi 16 mars, je voudrais nous soumettre à un exercice : pouvez-vous, svp, jeter un coup d’œil dans votre rétroviseur ! Où vous situez-vous ? Dans la région de Grands lacs ? Je ne sais pas si comme moi vous voyez ces élèves en uniforme qui viennent de terminer les cours. Les enfants attendent que les parents viennent les chercher. Une petite fille de 4-5 ans s’impatiente. Soudain sa copine lui montre du doigt : Regarde-là, c’est ton papa qui arrive. L’enfant coure, il saute au coup de son père, de sa mère. Sur les visages de l’un et de l’autre, un large sourire ! Elle est belle la vie, n’est-ce pas ?

J’aurais tant voulu en rester là. Malheureusement, dans ma mémoire les images se bousculent, certaines sont plus prégnantes que d’autres. Voici ce que je vois : toujours dans la région de grands lacs, sur une route jonchée de cadavres, des gens qui courent pendant que d’autres leur tirent dans le dos. Atteinte par une balle, une dame git à terre. Son enfant de 3-4 ans ne comprend pas. L’enfant tient la main de sa mère et essaie de la réveiller : lève-toi maman, lui-dit-il, il faut qu’on y aille…

Cette dame avait-elle fini par se relever ou pas ? Chacun de nous peut imaginer la suite. Question : c’étaient qui ces gens qui s’entretuaient ? C’étaient des êtres humains ! comme vous et moi. Mon rétroviseur, encore lui, me renvoie cette phrase qui m’a toujours servi de boussole : « Être homme c’est être responsable, c’est sentir en posant sa pierre que l’on contribue à bâtir le monde, c’est avoir honte d’une situation malheureuse même si elle ne semble pas dépendre de nous ». (Antoine de St Ex.) J’ai honte mais je ne désespère pas de notre humanité. J’ose espérer qu’un bon samaritain s’était arrêté à côté de cet enfant qui attendait que sa maman se relève et qu’il lui avait tout simplement dit : « Viens avec moi, je te trouverai d’autres parents ».

L’homme est capable du bien mais il est aussi capable du pire. Devant l’argent, devant le pouvoir, pour son plaisir, l’homme peut être un loup pour l’homme. Heureusement, sur cette terre des hommes, j’en connais, des hommes et des femmes, qui nagent à contre-courant et qui essaie de faire en sorte que l’humanité triomphe de la barbarie. Je pense à ceux qui ont perdu la vie, je pense à ceux qui sont passés par la case prison, je pense à ceux qui en ce moment sont comme des éléphants qui marchent sur des œufs. Je ne vais pas citer leurs noms, pour ne pas froisser les anonymes et aussi pour dire à tous les artisans de paix que la liste de lauréats reste ouverte.

Nager à contre-courant c’est affronter la solitude, même de la part de nos proches. J’exprime ici mon admiration à ceux d’entre nous qui se sentent concernés. Je les encourage à continuer à œuvrer pour la paix. Il se joue chez nous une pièce de théâtre tragique. Les auteurs de cette pièce, les souffleurs et les acteurs sont ailleurs avant d’être chez nous. Un proverbe dit : « Quand deux éléphants se battent, c’est l’herbe innocente qui souffre ». Eh bien, les victimes, eux, sont chez nous. Il y a plusieurs façons d’exploiter l’Afrique : avant-hier ce fut l’esclavage, hier la colonisation, aujourd’hui les armes et les guerres. Conséquences : du sang versé, des femmes violées, des enfants traumatisés… Tout cela, avec la complicité de nos frères africains ! L’heure n’a-t-elle pas sonné pour que chacun choisisse son camp ? Moi j’ai choisi le mien, c’est celui de ceux qui œuvrent pour la paix et le bonheur de tous. Le prix que vous m’attribuez aujourd’hui, et pour lequel je vous remercie, est un encouragement. Milles merci. Que dire à l’autre camp ? Qu’un jour, contraints par la maladie ou la conscience, vous lirez dans votre rétroviseur cette petite phrase : « Vanité des vanités, tout est vanité ».